lundi 30 novembre 2009

A l'arrière des taxis



Comment découvre-t-on la poésie ? Par hasard ? Pas vraiment. Par des enchaînements de hasards, par le maillage en réseau de fils ténus qui du coup n'en sont plus.
J'avais dix-neuf ans quand sortit le premier album complet de Noir Désir. Ce fut un coup de foudre ! Une révélation ! Je voulais percer les secrets de son contenu : j'étais presque plus ignare que je le suis encore... Deux noms m'avaient interpellé ; enfin non, plutôt trois, mais dont deux étaient étroitement associés. Le premier cité s'insertissait comme un diamant dans le texte des « écorchés vifs » : il s'agissait de Lautréamont. Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. Sans le moindre doute, le plus étrange et le plus mystérieux des écrivains-poètes auquel, grâce à la grâce d'André Breton, nous eussions encore accès. Un autre hasard fit le reste : errant le long des quais de Paris, ceux de Saint Michel, bouquinistant, j'achetai à bas prix étudiant « les chants de Maldoror » sur lequel je venais de faire main-basse. Je les lus, et ce fut extrêmement violent.
Ils eurent pour méfait de masquer quelque peu, et pour un long temps durant, les deux autres noms, sis au sein d'une autre chanson : « à l'arrière des taxis ». Ceux de Lily Brick et de Vladimir Vladimirovitch (alias Volodia) Maïakovski.
Je crois que curieusement, ce phénomène fut amplifié par la vision d'un documentaire traumatisant que notre actuel ministre de la culture, Fred' Mit', en fit. Proprement superbe ! C'était à la même époque. C'était passionnant ! C'était l'histoire sulfureuse de Vladimir Maïakovski et de Lily Brick, l'histoire dans l'histoire, l'histoire qui déraille de l'histoire académique, l'histoire d'un des plus grands poètes de l'humanité, l'histoire de sa relation à l'égérie absolue, l'histoire d'une révolution qui bouscula le monde, et de leur « fantaisie ludique » emportée par l'ouragan du temps qui broie, de son torrent irrespectueux, sans concession ni pitié, laissant parfois « les barques de l'amour se briser contre la vie courante ». Ainsi furent les derniers mots qu'écrivit Maïakovski avant de se donner la mort d'une balle tirée en plein cœur, le 14 Avril 1930.
Alors, comment commencer ?
Commencer par la fin : Staline fit de lui un héros à la grandeur du soviétisme. Il rebaptisa son village natal de son propre nom, et il le tient encore ! Pourtant, hors les dérives amoureuses du poète, Maïakovski se suicida parce qu'il se savait aussi voué aux gémonies de l'administration stalinienne à laquelle son rêve révolutionnaire ne pouvait faire face. Maïa s'est retrouvé broyé par la machine même qu'il contribua à mettre en marche ! Il fit le choix de mourir parce qu'il ne lui en restait nul autre.
Je me dois de quelques éclaircissements. Au tournant du 19ème et du 20ème siècle, la littérature russe va connaître un printemps sans nul égal, quasi-jumelée à la nôtre, la française. Tout se bouscule ! Rimbaud est passé par là. Mallarmé invente une forme d'écriture nouvelle : le vers en escalier. Le modernisme naît ! Les salons de Saint-Petersbourg présentent des auteurs immenses : Block, Dostoïevsky, Gorki... La Russie du Tsar est l'alliée viscérale de la France. L'alliée de corps et d'âme, vous savez, comme quand on se croit lié dans une histoire d'amour par plus que nos pénétrations physiques. Sur ce terreau bourgeois va naître le génie de Vladimir Maïakovski.
Ceci se passe dans un salon : celui d'Ossim Brick, un officier tsariste marié à une magnifique jeune femme, Lily. La jeune sœur de Lily se nomme Elsa. Elsa va être la première amante de Volodia, scotchant poète qui met la tête à l'envers de tous les auditeurs qu'il saoule tout autant de sa verve syntaxique que de sa gouaille à dire et revendiquer ses commissures.
Mais Elsa sait que ce n'est pas elle qu'il aime. Volodia est un poète hors norme : comme Rimbaud, c'est un être sans limites, comme Villon, Volodia est un destructeur qui déstructure le monde pour en fabriquer sa poésie !
Volodia aime sa grande sœur, Lily ! Elsa l'a compris. Elsa rencontrera un officier français, monsieur Triolet, elle l'épousera, quittera cette pétaudière, comme le font encore ces filles de l'est en quête d'un Eldorado occidental, comme le font encore ces filles de l'est en trompant l'époux merdeux de circonstance migratoire, elle tombera amoureuse d'un autre poète de génie : Louis Aragon.
Volodia, lui, va baiser Lily. Ossim Brick laisse faire : lui aussi est amoureux de Maïakovski, de son génie incommensurable. Le couple à trois va ainsi se définir, laissant toutefois la place à l'unicité de la relation passionnelle entre Volodia et Lily.
Maïa devient donc de fait le beau-frère d'Aragon ! Nous sommes dans les années '20. Maïa a été le chantre de la révolution bolchevique, ainsi que Rimbaud fut, sans que nul ne parvienne véritablement à l'admettre ni à l'intégrer, celui de la Commune de Paris.
Lily et Volodia se rendent même à Paris. Les deux sœurs parlent couramment Français, Vladimir rencontre Aragon mais s'y sent mal à l'aise car tel n'est pas son cas. Montmartre garde leur empreinte à tous quatre.
Mais à l'est, tout n'est pas simple. La bureaucratie stalinienne s'implante peu à peu, pareille au « château » dont Kafka nous rendit compte, et Lily ne va plus pouvoir supporter les incohérences apparentes de son amour de poète. Lily est une femme. Elle va composer avec ce qui est vivable. Maïakovski se rend compte qu'il a voulu vivre un rêve aux yeux ouverts. La réalité le dépasse... Sa relation avec Lily devient intenable, elle le quitte avec perte et fracas, il va vivre dans son perpétuel fantôme. Il va partir en quête éperdue d'un autre amour et connaîtra des femmes splendides mais insuffisantes. Il est soupçonné. Entre temps, là où Elsa et Aragon, membres actifs du PCF, auraient pu jouer leur rôle auprès d'eux, auprès de ceux qui étaient leurs alter-ego, ils sont dans la fuite de leurs responsabilités humaines. Ils privilégient la marche du parti. Ponce-Pilate.
Vous comprenez pourquoi, malgré l'indicible attrait que j'éprouve pour son écriture, je ne puis pas avec Aragon ?
L'histoire de Maïakovski est celle d'un suicide programmé.
Mais il les a tous baisés !
Car son écriture est un panégyrique d'inspirations fulgurantes ! Même si pour lui, l'inspiration n'était qu'un fantasme petit bourgeois destiné aux faignants de l'écrit, trouvant bon prétexte à ne rien pondre, tandis que lui fraisait ses mots.

Bien des années après, je fis l'effort vers Maïakovski. Je lus son œuvre complète et y découvris ses fameux vers en escaliers dont Mallarmé fut l'initiateur. Le vers en escalier, c'est la rime en trois dimension, intérieure et mise en valeur ! Si vous m'avez lu, vous ne pouvez douter de ce que je fus influencé par Vladimir Vladimirovitch Maïakovski. Je me souviens : sur le pont des arts, octobre 2005, « MA » révolution d'octobre, l'intégrale de Maïakovski à la main.