dimanche 6 avril 2014

Grand Budapest Hotel

 Ce n'est pas à Budapest, mais c'est un grand hôtel, quelque part par là-bas, dans l'un de ces pays qu'inventait Hergé – Syldavie, Bordurie – mais qui porte ici un nom digne d'une marque de vodka, un état où se côtoient le luxe et la barbarie, les palaces et les bagnes (Check Point 19, pendant négatif du Grand Budapest Hotel, est une invention à la hauteur de celles de Franz Kafka), les allégories d'un certain dandysme et d'un nazisme certain, de paysages mêlant la Suisse au Tyrol et St Moritz à la Transylvanie, des villes hybridées d'une Vienne, d'une Prague ou d'une Budapest fantasmées.
C'est à ce voyage aux confins du rêve et du cauchemar que nous invite immédiatement un surprenant vieilli puis rajeuni Jude Law, qui de sa rencontre avec le toujours aussi efficace Francis Murray Abraham (« Le nom de la rose », « Les chariots de feu », « Par l'épée »), va puiser au sein de ce palace en décrépitude, l'histoire de ce Monsieur Mustafa (prénommé « Zéro »), engagé comme simple « lobby-boy », et de son maître à penser : Monsieur Gustave, alias Ralph Fienes.
Ce plongeon dans les entrailles des années '30 ressemble à la visite à bord d'un Titanic sociétal, et tout le rythme, l'humour et la désinvolture éclairée d'un Monsieur Gustave très friand des vieilles dames très riches, confère à l'ensemble la suavité des parfums dont il s'asperge à longueur d'un temps suranné, et la saveur sucrée des pâtisseries Mendl's (manipulation génétique?) dont sont ponctuées les péripéties de ce récit.
Car, dans cette pépite mise en forme par Wes Anderson, le récit, la chronique et l'enchevêtrement causal des événements, vous tiennent perpétuellement en haleine ! Et c'est ainsi que nous allons croiser un Adrian Brody délicieusement méchant et perversement nanti, pourvu d'un épouvantable homme de main campé par Willem Dafoe – impeccablement sordide – un étonnant Jeff Goldblum barbu et binoclard dans le rôle d'un avocat d'affaire plus ou moins véreux (et susceptible de perdre des parties de lui-même), deux domestiques français – parce que la classe des palaces comme la production du film, le sont – en la personne du mystérieux majordome Mathieu Amalric et de la jolie soubrette Léa Seydoux, mais encore cet officier gentleman aux souvenirs d'enfance un peu proustiens, interprété par Edward Norton, ou bien ce Chéri-Bibi taulard et tatoué, investi de façon totalement surréaliste par Harvey Keitel, et cette franc-maçonnerie des maîtres d’hôtel menée par un Bill Murray machiavélique.
Enfin, il y a ces deux jeunes acteurs touchants, interprètes de Zero Mustafa garçon et de sa fiancée pâtissière Agatha – avec le fascinant petit détail de sa tâche de vin – si tellement parfaitement chaperonnés par Monsieur Gustave, que le lien profondément humain qui les unit nous touche en plein cœur, dans les moments les meilleurs et dans les pires. Il y a cette succession effrénée de coups de théâtre, cette poursuite jubilatoire, skis contre un traîneau transformé en bobsleigh, dans une station apprêtée pour des jeux olympiques d'hiver nazis, bref, puisque la mode actuelle est aux films sur l'entre-deux-guerres, un plein de rappel sur les points communs de nos époques de Crise, et sur l'invariante de la bêtise humaine, juste négatif de la grandeur d'âme que l'on rencontre parfois chez quelques êtres exceptionnels dont on se rend compte à la fin, que c'était le vrai sujet dramatique de ce gigantesque film faussement comique.

Les peintures érotiques d'Egon Schiele en clin d’œil – lui symbole ultime des artistes « décadents » – un univers oscillant entre ceux des frères Coen, de Tim Burton, des Monty Python et de Jean-Pierre Jeunet, ou encore des plus fous auteurs de BD que j'adore (Schuiten, Tardi), suffisent à ciseler ce bijou du septième art qu'il me tarde de revoir une bonne centaine de fois.